L’asile lié à l’orientation sexuelle : les acteurs de la procédure belge reproduisent-ils une norme stéréotypée de l’homosexualité ?

Mémoire de Guillaume Albessart (Master en sciences politiques, finalité politiques européennes), rendu et défendu en juin 2017 à l’Université de Liège, avec comme membres du jury : Pr. Dr. Geoffrey Grandjean, comme promoteur et Pr. Dr. Catherine Fallon et Pr. Dr. Nicolas Thirion, comme lecteurs.

Ce a obtenu le prix François Delor en 2018.

Extraits choisis et résumé réalisé pour l’Observatoire du sida et des sexualités, novembre 2018.

Introduction

Tandis que des démocraties libérales comme la Belgique affichent une inclusion sans cesse plus large pour les personnes homosexuelles, la question des demandeurs d’asile et des réfugiés reste sensible. Ces deux éléments viennent pourtant à se rencontrer et nous mettent au défi. Au départ ignorées par la Convention de Genève, les demandes d’asile liées à l’orientation sexuelle, soit les personnes fuyant l’homophobie, se sont vues progressivement reconnues comme légitimes, voire légales.

Pour accéder au statut de réfugié, le demandeur d’asile se voit confronté à divers acteurs étatiques, comme des fonctionnaires ou des juges, et leurs questions relatives à la réalité de l’homosexualité déclarée. L’étude d’instances d’asile à travers le monde met en évidence les questions intimes, indiscrètes, voire discriminatoires, utilisées pour authentifier l’orientation sexuelle du demandeur. Ceci amène dès lors à s’interroger : les acteurs de la procédure belge d’asile reproduisent-ils également une norme stéréotypée de l’homosexualité ?

À travers des entretiens avec divers acteurs institutionnels et des arrêts de l’instance de recours, ce mémoire met en évidence deux éléments : la reproduction d’une certaine norme essentialiste, voire stéréotypée, de l’homosexualité et le rôle subjectif du fonctionnaire et du juge dans cette dernière. Pour ce faire, ce travail fait le lien entre les études de genre et de sexualité et la théorie du street-level bureaucrat.

I Le cadre juridique international et européen

Parti d’une définition assez floue au regard de la convention de Genève, le demandeur d’asile homosexuel a finalement trouvé sa place au sein de la jurisprudence et la législation. La protection de celui-ci nécessite néanmoins une définition. À travers la Convention de Genève[1] et le droit européen relatif à l’asile, il est possible de comprendre le cadre général de ces demandes d’asile liées à l’orientation sexuelle. Ces textes et la jurisprudence attenante permettent déjà d’en apprendre sur la procédure administrative.

Le flou régnant autour de cette convention de Genève n’a pas empêché la jurisprudence de considérer les personnes gaies et lesbiennes comme formant un groupe social distinct[2], permettant un accès au statut de réfugié et une reconnaissance des persécutions liées à ce groupe. La première décision vient du Conseil d’État des Pays-Bas[3], en 1981. Plus tard, certains Etats et des organisations internationales, telles que l’ONU ou le Conseil de l’Europe[4], vont également dans ce sens. Depuis 1995, l’ONU reconnait en effet officiellement ce motif[5]. Fuir l’homophobie permet progressivement d’acquérir le statut de réfugié.

Grâce à une directive européenne parue en 2004[6], et non plus une certaine jurisprudence, les personnes d’une même orientation sexuelle se voient clairement définies comme « un certain groupe social » pouvant obtenir une protection internationale. Cependant, le texte n’est pas clair quant à la nature même de l’orientation sexuelle : est-ce une histoire commune, une caractéristique innée, un point essentiel pour l’identité ? Au cas échéant, quelle procédure adopter pour apprécier la réalité de l’orientation sexuelle « alléguée » ?

Ces dispositions n’ont pas manqué d’animer les débats au sein de la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après, CJUE). Par deux arrêts – –, la Cour s’est prononcée sur l’interprétation de certains éléments, dont notamment le caractère purement privé ou public d’une orientation sexuelle, le rôle joué par les législations pénales dans les pays d’origine ainsi que les étapes de la procédure.

Brièvement, les juges considèrent l’orientation sexuelle comme « une caractéristique essentielle » [9] qui ne peut être dissimulée ou abandonnée, énoncent que l’effectivité réelle des sanctions contre ce groupe dans les pays des demandeurs d’asile doit être analysée en détails[10] et appellent les États membres à ne pas utiliser de critères « stéréotypés » dans l’appréciation de l’homosexualité du demandeur.

Nous éclairant sur cette notion de « stéréotypes », l’Avocate générale donne trois exemples. Elle rejette les questions liées à la connaissance du « milieu homosexuel » ou aux législations les concernant, rappelle qu’il n’existe pas d’incompatibilité naturelle entre une religion et une orientation sexuelle, mais appelle également à ne pas décrédibiliser une personne décrivant peu d’anxiété lors la prise de conscience de son homosexualité. Les autorités nationales devraient donc se concentrer sur le caractère plausible et cohérent du récit[11].

II La sexualité, le fonctionnaire et le juge : des objets théoriques sensibles

Pour comprendre pleinement ces demandes d’asile liées à l’orientation sexuelle, il semble essentiel de poser un cadre théorique, relatif à l’orientation sexuelle ainsi qu’au rôle de l’administration et du juge.

  1. L’homosexualité selon une norme essentialiste et stéréotypée

Il apparait que l’homosexualité soit souvent définie et rendue intelligible d’une certaine façon. Sur la base d’études empiriques au sein de différentes instances d’asile, mais également de littérature orientée vers les études de genre et de sexualité, cette partie expose les principaux points qui caractérisent cette norme sociale relative à l’homosexualité[12].

Dans un premier temps, il convient de replacer l’homosexualité dans la définition même de l’orientation sexuelle, toujours difficile et imbriquée dans des rapports de pouvoir[13] : définitions par des documents officiels[14], émergence de la démocratie sexuelle[15], rapports scientifiques[16], etc. Dans un second temps, il semble qu’une certaine norme tend à rendre l’homosexualité intelligible. Il s’agit d’une vision essentialiste et stéréotypée. Cet essentialisme, perturbant la compréhension des récits des demandeurs d’asile homosexuels, se définit par plusieurs éléments : une vision linéaire[17] du parcours identitaire[18] et un aspect fixe[19], minoritaire[20] et détectable[21] de l’orientation sexuelle. D’autres éléments, proches de stéréotypes, s’expriment par une ignorance des différences culturelles[22] et un biais relatif au genre.

La sexualité serait perçue comme une chose fixe et prête à être découverte – fixed and discoverable[23]. Elle serait ainsi un élément immuable, sans ambiguïté, sans fluidité et clairement délimité. Il y aurait des personnes fondamentalement homosexuelles, et d’autres fondamentalement hétérosexuelles. L’homosexualité se manifesterait notamment par les pratiques sexuelles.

Selon Deborah A. Morgan, ce cadrage de l’homosexualité, liant identité fixe et pratique, appelé substitutive model, serait en partie le fruit du mouvement américain pour les droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans et intersexes (ci-après, LGBTI+)[24]. Leur rhétorique aurait rendu inconcevable un additive model, c’est-à-dire une indépendance entre les actes et l’identité, et aurait contribué à ignorer la variété des significations sociales de ceux-ci. Par exemple, l’auto-identification en tant qu’homosexuel n’implique pas nécessairement une expérience sexuelle[25].

Ces éléments peuvent rappeler le « personnage de l’homosexuel » de Michel Foucault. Par la prolifération des discours sur la sexualité, le besoin de classification et l’alliance entre savoir et sexualité, l’homosexuel serait, au 19ème siècle, devenu un personnage, c’est-à-dire « un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi »[26]. En quelque sorte, l’acte ne serait plus dissociable d’une identité. Nicolas Thirion ajoute même qu’à côté d’autres pervers, les homosexuels se voient « essentialisés »[27]. La « chasse nouvelle aux sexualités périphériques » aurait contribué à faire de l’homosexuel une « espèce », alors que, jusque-là, « le sodomite était un relaps »[28]:

« L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’esprit »

Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Histoire de la sexualité, 1976, p. 59

Poursuivant la réflexion, Deborah A. Morgan estime d’ailleurs que nous aurions tendance à faire de cette vision de l’homosexualité un élément universel, présent dans chaque vécu de personnes homosexuelles. Cela empêcherait dès lors de concevoir tout récit ou parcours identitaire sortant de la norme. Par ailleurs, Michel Foucault ouvre, par cet extrait, une approche constructiviste du sexe.

À cet égard, Eve Kosofsky Sedgwick montre cette tension présente dans la conceptualisation de l’homosexualité. D’un côté, cette identité, considérée comme innée, ne se trouverait qu’au sein d’un groupe minoritaire, distinct et fixe. Cette perspective « minorisante » se révélerait utile en termes de politique de protection, mais induirait l’idée que seule une partie clairement délimitée des humains pourrait éprouver des sentiments homosexuels. Il s’agirait d’un certain essentialisme. De l’autre, c’est une perspective « universalisante », réfutant une rigidité « fortifiée par les non-homosexuels »[29]. Le désir sexuel, quel qu’il soit, serait imprévisible et se logerait chez tout individu. L’auteur évoque Freud et les frontières floues entourant la délimitation d’un désir homosexuel[30]. L’attirance pour le même sexe serait en quelque sorte universelle, et non minoritaire. Ainsi, c’est l’idée d’une plus grande « autonomie sexuelle » qui prendrait place[31]. Parallèlement, l’homophobie pourrait être comprise comme une peur de la découverte de ce désir « universel ». Cette peur serait « la panique homosexuelle masculine »[32].

Cette même auteure met en lumière la façon dont « on résiste [à l’identité gaie] et combien l’autorité sur sa définition a été retirée des mains des sujets gais et lesbiens »[33]. De fait, les processus d’identification en tant qu’homosexuel s’accompagnerait toujours de questions de « preuves », d’éléments « d’autorité ». Concrètement, l’auteure évoque les questions et doutes exprimés par l’entourage entourant le coming out, dans le but parfois de le disqualifier – « comment es-tu sûr que tu es vraiment gai(e) ? ».

Le droit ne serait pas étranger à la vision « essentialiste » de l’homosexualité. En cadrant l’homosexualité comme un « certain groupe social », le droit d’asile induit l’idée d’une identité innée et immuable, plus que d’une performance, c’est-à-dire une continuité de l’identité par les actions. Fadi Hanna estime ainsi qu’il n’y pas place pour Judith Butler, et son modèle performatif liant comportement et identité, dans la procédure d’asile basée sur l’orientation sexuelle[34]. Autrement dit, il ne faudrait attendre du demandeur une performance, mais bien se focaliser sur son auto-détermination, sur son vécu identitaire. Dans l’état actuel des choses, il ne peut cependant être exclu que les pressions sociales et les normes pourraient influencer la façon dont le demandeur se présente, le rôle qu’il se sentirait amené à interpréter[35]. La performance serait un moyen d’être compris.

Par ailleurs, l’homosexualité, définie comme fixe, en devient un objet en soi et se voit « réifiée », permettant au droit de prendre le contrôle sur une certaine réalité[36]. Selon Derek McGhee, ceci justifierait dès lors les demandes de preuve, et tout le processus juridique d’« aveu » et de « vérité », rappelant « La volonté de savoir » de Michel Foucault.

Reprenant la perspective de ce dernier, Éric Fassin et Manuela Salcedo font le lien entre le bio-pouvoir et la façon dont l’État imposerait une norme relative à l’identité homosexuelle. Ils mettent en exergue comment le pouvoir, devenu disciplinaire et créatif, préférant le pouvoir de « faire vivre » à celui de « faire mourir », influencerait la subjectivité même des demandeurs d’asile homosexuels[37].

Certains auteurs parlent également d’un hétérosexisme ou d’une hétéronormativité. L’hétérosexisme exprime l’ensemble des attitudes, biais, discrimination qui tendent à placer l’hétérosexualité comme norme supérieure et naturelle, par opposition à l’homosexualité[38]. Ainsi, Nicole LaViolette estime que cette attitude amènerait à minimiser l’importance de l’homosexualité et son aspect identitaire, à se focaliser sur les actes sexuels et non sur les expériences ou les sentiments, à accepter des preuves controversées – tests médiaux par exemple – ou à douter de la réalité de l’homosexualité d’une personne adolescente, célibataire adulte ou mariée précédemment avec une personne du sexe opposé[39]. Elle observe ce phénomène dans diverses instances d’asile anglosaxonnes.

  1. Le street-level bureaucrat comme juge d’une réalité complexe

En 1969[40], Michael Lipsky interroge le rôle du fonctionnaire dans son travail quotidien d’exécution (ou mise en œuvre) des politiques publiques, dans un contexte où l’État ne cesse d’étendre son intervention. Partant d’une analyse sur les travailleurs sociaux, les enseignants, la police et l’ensemble du law enforcement personnel[41], il établit que les véritables décideurs ne seraient ni le parlement, ni le gouvernement, mais bien les fonctionnaires en contact avec l’administré, le citoyen, le « client involontaire » [42]. Loin d’une image impersonnelle et top-down de l’administration, le vrai pouvoir de la bureaucratie serait au niveau le plus bas, soit métaphoriquement « au niveau de la rue », sur le « terrain », selon une approche bottom-up[43]. Il s’agit de la street-level bureaucracy, caractérisée par une discrétion et une autonomie relatives dans les décisions, des ressources limitées et des objectifs ambigus ainsi qu’un besoin humain de classifier.

III La méthodologie

Entre octobre 2016 et avril 2017, des entretiens semi-directifs centraux ont pu être réalisés. Le choix des interlocuteurs s’est fait par l’identification des différentes personnes ou institutions « gravitant » autour du demandeur d’asile, une fois arrivé en Belgique : l’Office des Étrangers, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (ci-après, Fedasil), le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, CGRA ou Commissariat), une avocate spécialiste du droit des étrangers et travaillant avec des demandeurs d’asile homosexuel, un réfugié homosexuel devenu coordinateur d’une association LGBTI+, un officier de protection du CGRA, ainsi que le coordinateur d’un projet associatif LGBTI+ sur l’asile.

21 arrêts du Conseil du Contentieux (tribunal administratif traitant des recours des décisions du CGRA) ont également été choisis et analysés, parmi 213 arrêts lus. En synthèse, la sélection des arrêts s’est faite sur la base d’éléments contextuels, de différents types de décisions et d’une diversité géographique et genrée.

IV Les acteurs de la procédure belge d’asile liée à l’orientation sexuelle

La littérature, les entretiens, ainsi que les arrêts permettent de mettre en évidence certaines caractéristiques liées à la vision des différents acteurs de la procédure d’asile. Cette partie expose les résultats de cette recherche.

  1. L’homosexualité selon l’officier de protection et le juge : entre spontanéité, essentialisme et stéréotypes

La présentation des normes relatives à l’homosexualité et du rôle du fonctionnaire permet de s’interroger sur la mise en œuvre concrète de ce droit à l’asile au sein des instances belges. À travers les entretiens et les arrêts, l’homosexualité se retrouve conceptualisée d’une certaine façon. Une normativité se dégage.

Parmi les deux grandes tâches du CGRA et du CCÉ, la plus délicate serait l’établissement de l’homosexualité « alléguée ». Le demandeur se voit en fait contraint de réaliser ce que des dizaines de scientifiques n’ont jamais pu réellement faire, c’est-à-dire prouver une orientation sexuelle[44].

Dans le traitement de la demande d’asile, le témoignage du demandeur occupe une place centrale, à défaut de preuves. À la lecture des arrêts du CCÉ et de divers entretiens, il est possible de reconstituer le déroulement de l’audition, et donc le schéma de celle-ci. Notons qu’il n’a pas été possible d’obtenir le schéma d’audition utilisée par le CGRA. Cette confidentialité révèle le caractère crucial de celui-ci, et donc du témoignage.

« [Selon le CGRA,] ces arguments se voient par ailleurs renforcés par votre méconnaissance des milieux homosexuels albanais, anglais et belges. De fait, notons que vous ignorez l’existence, en Albanie, d’éventuels lieux ou cafés où se rencontrent les personnes homosexuelles, et ne connaissez le nom d’aucune association albanaise ou belge défendant le droit des personnes homosexuelles »

Cons. cont. Étr., 23 novembre 2016, n°178 233, Bruxelles.

Les questions porteraient, quasi systématiquement, dans l’ordre, sur « la prise de conscience » de l’orientation sexuelle, le ressenti vis-à-vis de celle-ci, la « gestion du secret » ou le « vécu » en tant qu’homosexuel dans un milieu homophobe, la conciliation entre la religion et l’orientation sexuelle[45], les circonstances d’une éventuelle rencontre et relation, les persécutions vécues ou craintes ainsi que sur le « milieu homosexuel » et la loi relative à l’homosexualité belge ou du pays d’origine[46].

L’audition est parfois décrite comme un « entretien d’embauche »[47]. Suivant cette idée, l’audition est donc perçue comme un moment où il faudrait avant tout convaincre, de façon spontanée.

Le CCÉ est amené, dans deux arrêts, à se positionner sur la crédibilité à accorder au comportement. Le CGRA explique en effet douter de la crédibilité de l’orientation sexuelle du demandeur en raison, dans une première affaire, de sa « réticence à [en] parler ouvertement »[48] et, dans une seconde, du manque de « spontanéité du vécu »[49]. Le juge du CCÉ ne donne pas raison au CGRA dans la première affaire et lui renvoie le dossier, jugeant que les circonstances de son coming out justifient ces difficultés[50]. Dans le second dossier, le refus de protection est confirmé par le CCÉ. Le juge refuse en effet de considérer que le caractère tabou du sujet ou les différences culturelles dans la façon de relater un vécu puissent expliquer l’imprécision du récit du demandeur[51].

Selon Bernard Schreuders (CGRA), le Commissariat attend du demandeur qu’il retrace « son parcours depuis la découverte jusqu’à son auto-identification en tant qu’homosexuel […] l’histoire de son cheminement »[52]. La lecture des arrêts du CCÉ confirme pleinement cet aspect de l’audition du CGRA. Dans différents cas de refus, le Commissariat estime qu’il est en droit d’attendre la description d’« un bouleversement émotionnel suite à la prise de conscience de sa différence »[53], juge peu crédible qu’une personne dise se sentir « normale » au moment de la découverte de son homosexualité[54] et attend de la part du demandeur « réflexion et questionnement »[55] .

Cette mise en récit se calque sur la norme de « crédibilité » du CGRA et du CCÉ, s’exprimant par des critères comme la cohérence, la chronologie, la spontanéité, la vraisemblance ou le caractère circonstancié.

Cette attente amène dès lors à décrédibiliser tout demandeur homosexuel tardant à dévoiler son orientation.

Dans plusieurs arrêts, il apparait aussi que le CGRA formule des doutes quant à « l’étroitesse »[56] de la relation, en raison notamment du manque d’information sur la famille du compagnon ou sur l’attirance sexuelle progressive envers un ami[57].

Il ressort également qu’une certaine connaissance des lieux de socialisation des personnes homosexuelles et des lois relatives à l’homosexualité puisse être exigée[58].

  1. La marge de manœuvre de l’officier de protection et du juge : une procédure difficile à institutionnaliser

L’officier de protection et le juge se retrouvent, la plupart du temps, sans élément de preuve tangible. Face à cette absence de preuve et la complexité de la réalité traitée, il semble difficile d’obtenir une procédure uniforme et les décisions semblent dépendre d’une certaine façon du juge ou de l’officier de protection. L’institutionnalisation semble compliquée.

L’officier fait ainsi face au demandeur d’asile, accompagné souvent de son avocat, pendant quatre heures, et se voit chargé de constater l’application, notamment, des quatre critères de la Convention de Genève. L’égalité de traitement, cet impératif d’une administration publique rationnelle, se voit confrontée à la complexité de chaque vécu.

Cette partie montre le travail effectué par les institutions, mais également les limites de l’institutionnalisation des procédures. Ces éléments permettent d’appuyer l’idée selon laquelle l’officier de protection et le juge sont bel et bien les acteurs déterminants dans la mise en place de cette procédure d’asile, soit les street-level bureaucrats.

V Conclusion

Au croisement de deux thématiques fortes – l’asile et l’homosexualité –, ce mémoire porte l’ambition d’éclairer un peu plus le rôle de l’État, dans son action la plus concrète et parfois la plus sensible. Les demandes d’asile liées à l’orientation sexuelle sont en effet l’occasion d’aborder des sujets tels que la sibylline définition de l’homosexualité ou le rôle si controversé des fonctionnaires et des juges. L’étude du cas belge nous révèle certaines choses.

D’une part, une certaine norme sociale peut être identifiée et se voit reproduite par les dénommés street-level bureaucrats­. Une vision essentialiste et stéréotypée de l’homosexualité semble se dégager, faisant fi de la diversité des désirs humains.

D’autre part, ce phénomène semble s’expliquer, pour partie, par la discrétion dont bénéficient ces « décideurs » et par le manque d’information et de ressource, inhérente à la situation des demandeurs, aux objectifs organisationnels ainsi qu’à l’objet même qu’est la sexualité. Ces street-level bureauctrats­ sont en contact direct avec le demandeur et ne peuvent travailler qu’avec une certaine adaptation.

Il semble donc qu’à la question « les acteurs de la procédure belge d’asile reproduisent-ils une norme stéréotypée de l’homosexualité ? », la réponse pourrait être positive. En tout cas, à travers les entretiens et les arrêts analysés du CCÉ, une vision essentialiste et parfois stéréotypée apparait. Malgré un niveau de conscience élevé des écueils possibles de certains acteurs et un travail institutionnel réflexif irréfutable, la subjectivité des fonctionnaires du CGRA et des juges du CCÉ prendrait le dessus. Notons qu’il n’a pas été possible d’infirmer ou confirmer l’existence réelle de questions relatives aux pratiques sexuelles.

Ce motif légitime – fuir l’homophobie – se voit donc confronté aux problèmes les plus concrets. Il ne s’agit donc pas de remettre en question le motif, mais bien la mise en œuvre « sur le terrain ».

[1]

Organisation des Nations Unies, « Convention internationale relative au statut des réfugiés », 189 U.N.T.S. 150, 28 juillet 1951.

[2]

Johannes Lukas Gartner, « (In)credibly Queer: Sexuality-based Asylum in the European Union », Transatlantic Perspectives on Diplomacy and Diversity, 2015, New York: Humanity in Action Press, pp. 39-66.

[3]

Raad van State (Pays-Bas), Afdeling Rechtspraak No. A2.1113, RV 1981, 5.

[4]

Ibid.

[5]

Points 6-7, Haut-Commissariat aux RÉfugiÉs de l’ONU (UNHCR), Principes directeurs sur la protection internationale n°9 : Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre dans le contexte de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou de son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, HCR/GIP/12/09, 2012, URL complète en biblio.

[6]

Conseil de l’UE, « Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts », Journal officiel de l’Union européenne, 30 septembre 2004.

[7]

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE, Conclusions de l’Avocat général Mme Eleanor Sharpston, Affaires C-148/13, C-149/13 et C-150/13, 2014.

[8]

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE, X, Y et Z contre Minister voor Immigratie en Asiel, Affaires C‑199/12, C‑200/12 et C‑201/12, 2013.

[9]

Points 46, 70 et 76, Cour de Justice de l’Union europÉenne, X, Y et Z contre Minister voor Immigratie en Asiel, Affaires C‑199/12, C‑200/12 et C‑201/12, 2013.

[10]

Point 55, Cour de Justice de l’Union europÉenne, X, Y et Z contre Minister voor Immigratie en Asiel, Affaires C‑199/12, C‑200/12 et C‑201/12, op. cit.

[11]

Points 69 et 90, Ibid.

[12]

Louis Middelkoop, « Normativity and credibility of sexual orientation in asylum decision making », in Fleeing homophobia: sexual orientation, gender identity and asylum, Abingdon, Oxon, Routledge, p. 155.

[13]

International Commission of Jurists (ICJ), The Yogyakarta Principles. Principles on the application of international human rights law in relation to sexual orientation and gender identity [Rapport], p. 6.

[14]

Point 9, Haut-Commissariat aux RÉfugiÉs de l’ONU (UNHCR), Principes directeurs sur la protection internationale n°9 : Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre dans le contexte de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou de son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, op. cit.

[15]

Éric Fassin et Manuela Salcedo, « Becoming Gay? Immigration Policies and the Truth of Sexual Identity », Archives of Sexual Behavior, juillet 2015, vol. 44, no 5, pp. 1118-1119.

[16]

Ce rapport porte le nom du professeur américain connu pour ses recherches sur la sexualité humaine, Alfred Kinsey

[17]

Laurie Berg et Jenni Millbank, « Constructing the Personal Narratives of Lesbian, Gay and Bisexual Asylum Claimants », Journal of Refugee Studies, 1 juin 2009, vol. 22, no 2, pp. 207-208.

[18]

Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (1990), op. cit., pp. 85-87.

[19]

Laurie Berg et Jenni Millbank, « Constructing the Personal Narratives of Lesbian, Gay and Bisexual Asylum Claimants », op. cit.

[20]

Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (1990), op. cit., p. 100.

[21]

Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Histoire de la sexualité, 1976, p. 59.

[22]

Laurie Berg et Jenni Millbank, « Constructing the Personal Narratives of Lesbian, Gay and Bisexual Asylum Claimants », op. cit., p. 207.

[23]

Laurie Berg et Jenni Millbank, « Constructing the Personal Narratives of Lesbian, Gay and Bisexual Asylum Claimants », op. cit.

[24]

Deborah A. Morgan, « Not gay enough for the government: Racial and sexual stereotypes in sexual orientation asylum cases », Law & Sexuality: Rev. Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender Legal Issues, 2006, vol. 15, p. 153.
Pour rappel, LGBTI+ correspondent aux initiales de Lesbiennes, gays, bisexuels, trans et intersexes. Ces notions rassemblent des questions liées à l’identité de genre, l’expression de genre, l’orientation sexuelle et le sexe biologique. Le petit signe plus permet l’inclusion indirecte d’autres lettres comme Q, pour Queer ou Questionning ou A, pour Asexuel ou Agenré.

[25]

Louis Middelkoop, « Normativity and credibility of sexual orientation in asylum decision making », op. cit., p. 156.

[26]

Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Histoire de la sexualité, 1976, p. 59.

[27]

Nicolas Thirion, Théories du droit. Droit, pouvoir, savoir, Bruxelles, Larcier, 2011, p. 80.

[28]

Michel Foucault, La volonté de savoir, op. cit., pp. 58-59.

[29]

Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (1990), op. cit., p. 100.

[30]

Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (1990), op. cit., p. 100.

[31]

Ibid., pp. 59-63.

[32]

Ibid., p. 196.

[33]

Ibid., p. 96.

[34]

Fadi Hanna, « Punishing Masculinity in Gay Asylum Claims-In re Soto Vega », Yale LJ, 2004, vol. 114, pp. 919-920.

[35]

Éric Fassin et Manuela Salcedo, « Becoming Gay? », op. cit., p. 1122. « This accounts for the importance of performance: Karim has to perform gayness, not only for the sake of the administration and the legal system […] ».

[36]

Derek Mcghee, « Accessing homosexuality: truth, evidence and the legal practices for determining refugee status-the case of Ioan Vraciu », Body and Society, 2000, vol. 6, no 1, p. 37.

[37]

Éric Fassin et Manuela Salcedo, « Becoming Gay? », op. cit., p. 1121.

[38]

Nicole LaViolette, « Overcoming problems with sexual minority refugee claims. Is LGBT culltural competency training the solution? », in Fleeing homophobia: sexual orientation, gender identity and asylum, Abingdon, Oxon, Routledge, p. 209.

[39]

Ibid., p. 193.

[40]

Il sort en 1969 une première version de sa théorie, dans un article, mais y revient plus longuement dans un ouvrage en 1980.

[41]

Cela inclut donc tout fonctionnaire chargé d’appliquer la loi, au sens large.

[42]

Michael Lipsky, « Toward a Theory of Street-Level Bureaucracy », Institute for research on Poverty, 1969, p. 2.

[43]

Daniel Kübler et Jacques de Maillard, Analyser les politiques publiques, Grenoble, Presses Univ. de Grenoble, Politique <en +>, 2009, p. 75.

[44]

Johannes Lukas Gartner, « (In)credibly Queer: Sexuality-based Asylum in the European Union », op. cit.

[45]

Notamment, Cons. cont. Étr., 17 novembre 2016, n°177 827, Bruxelles, URL complète en biblio ; Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 531, Bruxelles, URL complète en biblio ; Cons. cont. Étr., 29 septembre 2016, n°175 544, Bruxelles, URL complète en biblio.

[46]

Cons. cont. Étr., 23 novembre 2016, n°178 233, Bruxelles, URL complète en biblio ; Cons. cont. Étr., 17 novembre 2016, n°177 827, op. cit. ; Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 531, op. cit. ; Cons. cont. Étr., 21 septembre 2016, n°175 074, Bruxelles, URL complète en biblio ; Cons. cont. Étr., 14 juin 2016, n°169 726, Bruxelles, URL complète en biblio.

[47]

« Entretien avec Oliviero Aseglio, Coordinateur Projet Rainbow United », 23 mars 2017 « Entretien avec Jean-Daniel Ndikumana, Réfugié, Maison Arc en Ciel Luxembourg », 12 janvier 2017.

[48]

Point 5.6.3, Cons. cont. Étr., 21 novembre 2016, n°177 994, Bruxelles, URL complète en biblio.

[49]

Point 4.6, Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 531, op. cit.

[50]

Point 5.8, Cons. cont. Étr., 21 novembre 2016, n°177 994, op. cit.

[51]

Point 4.7.1, Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 532, Bruxelles, URL complète en biblio.

[52]

« Entretien avec Bernard Schreuders, Coordinateur de la section Afrique, CGRA », op. cit.

[53]

Point 1, Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 532, op. cit.

[54]

Point 1, Cons. cont. Étr., 11 janvier 2016, n°159 680, Bruxelles, URL complète en biblio.

[55]

Point 1, Cons. cont. Étr., 5 janvier 2016, n°159 531, op. cit.

[56]

Point 1, Cons. cont. Étr., 30 novembre 2016, n°178 834, op. cit.

[57]

Point 1, Cons. cont. Étr., 11 janvier 2016, n°159 680, op. cit.

[58]

Point 1, Cons. cont. Étr., 17 novembre 2016, n°177 827, op. cit.